Chères amies, Chers amis,
Lucien Febvre, que je tiens pour l’un des plus grands historiens français, fit le choix au sortir de la guerre de reprendre ses cours au Collège de France par une série de conférences intitulées : « L’Europe. Genèse d’une civilisation ».
Sa première leçon commença par l’expression d’un doute : « L’Europe, c’est un Orient des puissances, une balance de forces. L’Europe, c’est la patrie idéale. L’Europe, c’est un remède désespéré, parce qu’on n’a jamais tant parlé d’Europe, jamais tant pensé à l’Europe que depuis que l’on a fait la guerre. L’Europe, c’est une notion de crise, un refuge, une dernière espérance de salut. Mais comment la faire cette Europe, qui ne repose sur aucune réalité, qui ne prend sa réalité d’aucun précédent ? Comment ? »
Lucien Febvre a raison. L’Europe existe que nous le voulions ou pas et même sans que nous puissions nous y opposer. Les partis nationalistes et xénophobes ne comprennent pas ce qu’est leur propre histoire nationale ! Les Européens, pour reprendre l’expression de Julien Benda, forment une réalité indivisée parce qu’ils ont partagé les mêmes situations. Leur passé leur a fabriqué un tronc commun qui les structure. Qu’on le veuille ou non, nous sommes différents des autres et porteurs d’une identité propre. Un Anglais ou un Français peut lire Dostoïevski et le comprendre. Quant aux différences de langues, la linguiste que je suis sait qu’elles ne font qu’habiller un corps semblable. L’Europe est une singularité des pluriels et ces pluriels témoignent de sa singularité. Les mêmes idées sont partagées par les Moldaves, les Irlandais, les Finlandais ou les Catalans. Elles les soulèvent d’une même passion qui les fait se déchirer entre eux. Chaque bataille constitue en réalité un épisode d’une histoire commune.
Qu’ils le perçoivent ou non, les nationalistes ont donc perdu.
Reste alors la question de la volonté de ces peuples de transformer cette identité en puissance. Là encore, les nationalistes ont tort. L’Europe est une puissance souveraine plus que les Etats qui la composent. Sa population est la troisième au monde derrière celle de la Chine et de l’Inde. Son budget militaire cumulé est le second au monde derrière les Etats-Unis. Le niveau de vie par habitant y est le second au monde comme l’espérance de vie d’ailleurs, tandis qu’elle est la première puissance commerciale au monde dont elle assure 15% du commerce mondial de biens. Et je pourrai continuer. Alors de quoi aurions-nous peur ?
De la tentation impériale de la Chine ? Du recul de la démocratie que porterait la Russie ? De la fébrilité américaine qui ferait douter de la fiabilité de ses engagements ? Et bien non, même cela c’est encore un motif d’être optimiste car à l’heure de Trump, de Poutine ou de Xi Jinping, à l’heure d’une tectonique des plaques qui se remet à bouger et qui révèle populisme et xénophobie, il n’existe pas d’autres choix. Georges Berthoin que je rencontrais récemment et qui eut le privilège de travailler avec Jean Monnet le sait : « L’Europe n’est plus un choix, comme elle pouvait l’être encore il y a deux ans, elle est une nécessité historique ».
Alors une fois encore, la seule faiblesse de l’Europe est en elle. Elle est dans le désordre italien, dans la mésalliance franco-allemande, dans le psychodrame britannique. Elle est encore une fois dans cette instrumentalisation – en France – d’une élection qui a toujours été utilisée comme un test pour la majorité, une répétition pour le scrutin présidentiel, une confirmation des clivages nationaux. Une scène de théâtre qui de l’appel de Cochin en 1978 à l’instrumentalisation des radicaux en 1994 en passant par le referendum de 1972 destiné à diviser la gauche que réunissait le programme commun, s’est toujours confirmée. Nous avons toujours refusé de voir, d’expliquer et de porter ce qui fait l’essence du projet européen dans nos sociétés et plus encore en France. Et pourtant, alors que l’utopie d’une Europe inéluctable et finie semble vaciller, ce courage et cette pédagogie sont plus que jamais nécessaires.
Concluant sa XXVIIIème leçon, Lucien Febvre, déclare : « L’Europe, c’est comme un vieux pays tronçonné en quatre, en six, en huit, dont chaque fraction voudrait se faire la guerre alors qu’elle incarne la paix. J’ai peur ; j’aurai peur s’il ne nous restait le dernier recours, le dernier viatique : l’espérance, cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout comme dit Péguy dans son Mystère de l’espérance. L’image est si fraîche, si joyeuse, si neuve, si puissante qu’elle reste inscrite dans le regard de ceux qui l’ont vue ».
Alors oui mes amis, nous qui, par nos vies sur les cinq continents, savons l’importance de la paix et de l’altérité, nous qui savons la réalité de notre identité européenne lorsqu’elle est vue de plus loin, votons les 25 et 26 mai prochains pour ceux qui désirent que cet être historique qu’est l’Europe prenne enfin vie. Sans arrière-pensée, sans calcul politique. Juste pour que notre destin, cette forme accélérée du temps, prenne enfin cours et que vive cette espérance d’une Europe puissance.
Bien à vous,
Hélène Conway-Mouret
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