Je voulais partager avec vous cet article de Jean-Marc Jancovici, paru dans Les Echos.
Jean-Marc Jancovici
Chroniqueur – Ingénieur-conseil
Quel rapport entre la première place dans les sondages de Marine Le Pen et le carbone ? Posée comme cela, la question rappelle fortement les blagues absurdes de notre adolescence. Et pourtant, non seulement la réponse existe, mais elle permet d’affirmer que, tant que nous ne nous mettrons pas la décarbonisation de l’économie au sommet de nos actions, ce qui nous attend au bout du chemin est hélas uniquement le chaos et le totalitarisme. En 2004 déjà, Marcel Boiteux, peu suspect d’être partisan de l’abandon de la démocratie, proposait ce genre de conclusion. Le grand homme avait-il abusé des mêmes substances que votre serviteur ?
Commençons par le commencement : l’économie n’est qu’une machine à transformer des ressources. De l’ordinateur sur lequel je tape ce manuscrit au papier sur lequel vous lirez ces lignes, tout ce qui a permis d’aller de l’un à l’autre (réseau télécoms, photograveurs, rotatives, usines de papier, usines de camions, puits de pétrole et raffineries, centrales électriques, magasins de journaux, et j’en passe) est constitué de ressources naturelles transformées par l’homme.
Or, par définition, même en physique, l’énergie est la grandeur qui quantifie le degré de changement d’un système. Il n’y a donc pas de transformation sans énergie, et donc pas d’économie sans énergie, fût-ce celle de nos muscles. Cette dépendance est devenue massive dans le monde moderne, car, depuis un siècle, pétrole, gaz, charbon et uranium ont permis de multiplier par plusieurs centaines la seule force de nos bras et de nos jambes, et par ce même multiple les flux de matière qui alimentent notre système productif.
Sans énergie, plus de transports, de tracteurs et d’engrais, d’hôpitaux, d’usines, de chaîne du froid, d’ordinateurs (et donc plus de banques, ni de téléphone), de pompes (donc d’eau potable), etc. ; sans exagérer, on peut dire que si, demain matin, la France devait être privée d’énergie, le PIB serait divisé par n’importe quoi entre 2 et 20, et évidemment notre pays sombrerait dans le chaos… et la dictature. Or la France importe 99 % de son pétrole, 97 % de son gaz, 100 % de son charbon, et 100 % de son uranium, même si ce dernier se stocke facilement. Et la quantité de pétrole et de gaz à la disposition des Européens (65 % du total à eux deux) a déjà commencé à baisser sous l’effet de la contrainte globale de stock. Rappelons que l’extraction d’un stock donné une fois pour toutes – ce qui est le cas pour le pétrole, le gaz et le charbon, qui ont mis des centaines de millions d’années à se former -ne peut rien faire d’autre, au cours du temps, que de passer un jour par un maximum pour décliner inexorablement ensuite. Le maximum mondial, nous y sommes pour le pétrole et nous y serons bientôt pour le gaz, même avec les gaz de schiste, qui déchaînent tant les esprits aujourd’hui.
Comme les Européens sont en compétition croissante avec les pays producteurs (qui ont de plus en plus de voitures) et les « émergents » (qui ont déjà pas mal émergé !), dès lors que la production mondiale de pétrole n’augmente plus, la quantité que nous pouvons importer décroît. La production de la mer du Nord, pour sa part, baisse depuis 2000. Résultat : – 10 % de pétrole disponible en Europe entre 2004 et 2009, et la tendance n’a aucune raison de s’inverser. Pour le gaz, c’est pareil : la mer du Nord a passé son pic de production il y a quelques années, et les importations ne compensent pas le déclin (et ne le feront pas à l’avenir) ; de 2005 à 2009, le Vieux Continent a eu 7 % de gaz en moins. Enfin l’Europe importe déjà 40 % de sa consommation de charbon, et comme c’est un matériau qui voyage mal et ne peut remplacer le pétrole dans les transports, la substitution ne se décrète pas si facilement.
Nous allons donc avoir moins de combustibles fossiles. Comme ces derniers fournissent 80 % de l’énergie mondiale (et 83 % en Europe) et que, pour des raisons physiques, nucléaire et renouvelables auront du mal à compenser en totalité, nous allons probablement avoir moins d’énergie tout court, donc moins de transformation, donc moins de valorisation monétaire de cette transformation, donc… moins de PIB. Quelques petits artifices financiers permettent de temporairement cacher la misère, en mélangeant bulles spéculatives (y compris sur l’immobilier) ou production de crédits (avec de l’endettement à la clef), mais la réalité physique nous rattrape désormais tous les cinq à dix ans, sous forme d’une crise plus ou moins grave, qui se manifeste par un choc pétrolier puis une récession. La seule question pour la prochaine est juste de savoir si elle sera en 2012 ou 2013 ! Tant que nous conserverons cette dépendance mortelle aux combustibles fossiles, nous connaîtrons périodiquement des récessions, et Marine Le Pen montera dans les sondages, même si elle n’a pas l’ombre d’un plan pour faire face au problème.
Eviter l’extrémisme porte donc un nom : c’est la décarbonisation de l’économie. Que tous les adversaires politiques de Marine Le Pen y travaillent un peu plus sérieusement qu’aujourd’hui !
Jean-Marc Jancovici est ingénieur et consultant, spécialiste de l’énergie et des questions climatiques