Après les deux pays baltes, je voulais aller en Russie dans la petite enclave de Kaliningrad – la "petite Russie" – au passé aussi mouvementé que ses voisins. Cela m’a permis de découvrir la Lettonie, la Lituanie avant de traverser ce bout de territoire russe et d’arriver dans la ville de Kaliningrad. Sur le chemin, de vastes champs agricoles et surtout, surprise, des cigognes dans leur nid ou en quête de nourriture. Je voulais découvrir ce territoire dont l’histoire se confond avec celui de l’Europe continentale, essayer de comprendre ce que peut être la culture d’un territoire allemand puis russe après avoir été soumis aux influences polonaises et suédoises.
L’on prête à François Mitterrand d’avoir un jour répondu à un ministre qui l’interrogeait sur l’avenir de la construction européenne : "Connaissez-vous Kaliningrad monsieur le ministre ? Non ? Et bien vous devriez. L’avenir des relations entre l’Europe et la Russie dépend beaucoup de cette enclave. Faites y très attention". Est-il besoin d’ajouter que si François Mitterrand n’avait jamais été dans ce territoire, il n’en connaissait pas moins parfaitement l’histoire de la Prusse orientale. Au travers de ce séjour, c’est cette histoire que je voulais appréhender. Accord commercial avec l’Union, échanges commerciaux avec la Pologne et la Lituanie, projet de TGV financé par l’Europe entre l’Oblast et Moscou. Cette "petite Russie" est effectivement la passerelle entre deux mondes, entre deux projets. L’interface qui doit permettre de se comprendre mais aussi de se blesser. Que voulons-nous en faire ? A l’occasion de cette visite, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec le ministre de l’industrie ainsi que le représentant du ministère des affaire étrangères de la fédération de Russie. L’échange a été libre, franc. Le ministre de l’industrie m’a informée ainsi que l’embargo imposé à la Russie par l’Union les avait obligés à relancer plusieurs secteurs de l’industrie primaire et secondaire avec, à l’arrivée, une diminution du prix de certains produits, notamment dans le secteur agricole tandis que, pour les produits manufacturés, la Corée avait avantageusement remplacé l’Europe. Une visite dans un supermarché m’a confirmé ce qui m’avait été présenté. Les denrées ne viennent plus d’Europe mais de plus loin ; mais tout est là. Que voulons nous ? Que notre avenir soit défini par d’autres ?
Venir à Kaliningrad par la route, c’est traverser le Niémen, c’est longer les champs de bataille d’Eylau et Friedland, c’est traverser le fleuve à Sovietsk, l’ancienne Tilsit allemande, la ville de la paix entre Napoléon et le tsar Alexandre Ier et le roi de Prusse qui donna donne naissance au duché de Varsovie. Kaliningrad, Königsberg. Il n’est pas de ville, je crois, qui se confonde d’avantage avec l’histoire continentale européenne. A regarder la ville reconstruite par les soviétiques après les bombardements anglais d’août 1944, je repense au regret de Boris Eltsine en 1991, qui attendait, comme en 1815, que l’Europe tende la main à la Russie pour l’inclure dans le concert européen. Ce nouveau congrès de Vienne n’eut jamais lieu. Qui peut imaginer ce qu’il en serait aujourd’hui en Ukraine par exemple ? Kaliningrad est un fragment de notre mémoire. Il est, pour moi, devenu un fragment d’une mauvaise conscience. Et traverser la frontière terrestre Schengen pour revenir en Lituanie n’y change rien. Frontière électronique d’une Europe qui se protège et qui exclut. La Russie, vue de ce territoire pourtant enclavé celui de l’Union, n’a jamais semblée aussi loin de l’Europe. Et quand les Etats Unis se seront lassés de leur protectorat européen, que restera-t-il de l’Europe ?
Emmanuel Kant, dont je retrouve la tombe à l’ombre de la cathédrale dans cette ile rasée au sol par la guerre au centre de l’ancienne Königsberg avait pour habitude de dire : « On mesure l’intelligence d’un individu à la quantité d’incertitudes qu’il est capable de supporter ». Je ne suis pas certaine qu’il en soit de même des Nations.