Retrouvez la tribune que j’ai publiée sur le blog « Hémisphère Gauche » d’Alternatives Économiques avec le Premier Secrétaire du Parti Socialiste Oliver Faure, les députés Joachim Pueyo et Boris Vallaud, ainsi qu’Alexandre Ouizille, Arthur Delaporte et Adrien Madec.
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La crise sanitaire remet au centre du débat politique la priorité que l’on accorde à la politique industrielle et pose les questions de la localisation de l’appareil productif et d’une régulation bien plus forte de la mondialisation. En ces 8 et 9 mai 2020, qui marquent les 75 ans de la fin du second conflit mondial en Europe, nous pensons utile d’ouvrir un débat sur cet aspect de la défense européenne.
Le 21 avril 2020, l’Allemagne a annoncé que le renouvellement de sa flotte d’avions de chasse devrait être composé d’un mix de 93 avions Eurofighter européens et de 45 F-18 américains. Ce choix s’explique en grande partie par la relation privilégiée commerciale avec les Etats-Unis. De plus, ceux-ci refusent de certifier l’avion européen afin de lui permettre d’emporter les bombes nucléaires américaines dans le cadre des missions de l’OTAN exercées par l’Allemagne. Annegret Kramp-Karrenbauer, la ministre de la défense et leader de la CDU a cédé à la pression américaine qui fait par ailleurs polémique dans son pays, parce que son choix semble aller à l’encontre des intérêts industriels et stratégiques allemands et, au-delà, européens.
Concernant nos armées, le risque de dépendance ne vient pas seulement d’Asie mais également de notre allié américain que nous acceptons depuis longtemps. Cependant, la sécurité des citoyens, première justification des dépenses de défense, ne peut plus reposer sur la bonne volonté de puissances étrangères et la crise sanitaire actuelle nous en donne un bel exemple. Il est donc bien question de retrouver une certaine autonomie, de la pérenniser par les investissements nécessaires et cela dans un cadre européen.
Cet objectif ne doit pas aboutir à un repli national mais plutôt à une projection au niveau européen parce qu’au vu de l’ampleur des réponses à apporter aux crises qui nous frappent, les solutions les meilleures sont collectives. Une France abandonnant ses coopérations en matière de défense serait contrainte à l’arbitrage entre une dépendance accrue aux équipements militaires étrangers et le déclassement. La sortie de crise nécessitera une hausse des dépenses sociales et de santé, limitant d’autant la capacité de l’État à mettre en place de grands programmes militaires ambitieux et donc coûteux sur une stricte base nationale.
Au-delà de ces arguments financiers, aborder la question industrielle sous le jour européen repose aussi sur des raisons politiques. L’Union européenne ne peut rester spectatrice d’un monde dominé par un allié de moins en moins soucieux des préoccupations de ses partenaires et de puissances en quête d’affirmation y compris militaire comme la Chine. Cette situation crée, pour la première fois depuis la dernière guerre mondiale, un isolement inédit des Européens. Le président de l’Eurogroupe, Mario Centeno, a résumé ce défi stratégique de façon lapidaire : « Nous sommes notre seule ligne de défense. Se reposer sur les États-Unis ou qui que ce soit n’est ni possible ni désirable. ».
Comme pour d’autres politiques communautaires, la politique industrielle européenne, a fortiori sur le plan de la défense, n’échappe pas aux critiques portant sur la construction européenne en général. Trop timorée, trop technocratique, laissant les peuples de côtés dans des construction institutionnelles byzantines, la défense européenne demeure peu tangible pour nos concitoyens. Pourtant les avancées sont là.
Les progrès accomplis depuis 2016 sont tangibles et ouvrent la perspective d’une autonomie stratégique inédite pour les Européens depuis 1939. Le lancement d’un fonds européen de défense, abondé par des crédits communautaires, est le signe d’une prise de conscience par les institutions européennes de la nécessité d’investir collectivement dans la recherche et l’innovation afin d’assurer la sécurité des Européens. Plus largement, cet outil ébauche ce que doit être la politique industrielle de notre continent, avec un rôle stratégique dès les phases de R&D des programmes, un financement public initial bien pensé et un continuum entre recherche, prototypes et production.
Cette politique passe aujourd’hui par des projets industriels franco-allemands ambitieux et structurants sur les prochaines décennies. Les projets d’un système de combat européen, le SCAF, d’un système de combat terrestre, le MGCS, futur char de combat dessinent un rapprochement inédit des appareils militaires et des industries de défense. D’ici 2040, c’est tout un ensemble de système de défense qui peut émerger, accroissant la sécurité collective des Européens. La réussite de ces projets est déterminante pour la défense européenne car elle va bien au-delà du partenariat franco-allemand en attirant graduellement les autres partenaires européens. Ces programmes montrent aussi la disponibilité allemande industrielle.
Ces programmes devront se compléter pour créer une force militaire cohérente pendant que d’autres visent l’innovation de rupture. Sur la cyberdéfense, les biotechnologies, le quantique militaire, l’intelligence artificielle les perspectives de coopération européenne pour étendre l’autonomie stratégique sont nombreuses. C’est la croissance innovante futur du continent qui est en jeu. La recherche militaire est de longue date duale et à forte retombée économique. Les Européens doivent intégrer la dynamique des innovations pour rester dans la course. S’il y a réindustrialisation globale du continent elle ne se fera que sur une recherche dynamique et un outil technologique de pointe, nécessitant de se trouver à cette frontière technologique.
Enfin, prendre position pour une industrie de défense européenne forte et crédible ne doit pas non plus laisser croire à une dérive militariste. Assurer l’autonomie stratégique des Européens c’est certes renforcer nos coopérations mais c’est également participer intelligemment à une compétition technologique au niveau planétaire.
Il faut bien prendre la mesure de ce qui est aujourd’hui sur la table. Une Europe puissance autonome peut émerger et porter l’héritage du meilleur de son histoire commune : le dépassement des rivalités nationalistes dans la coopération, les valeurs démocratiques et la place inédite, comparé au reste du monde, de l’État social dans nos sociétés.
Signataires : Hélène CONWAY-MOURET, Olivier FAURE, Joaquim PUEYO, Boris VALLAUD, Alexandre OUIZILLE, Arthur DELAPORTE, Adrien MADEC