Assumer la nécessité d’une défense européenne
Aujourd’hui, faute de se penser en tant que puissance, l’Europe est menacée par tout type de prédation par les trois grandes puissances du « triangle stratégique », qui jouent habilement des manques de cohérence et de cohésion de la construction européenne. Les problèmes sont aussi bien de nature économique, fiscale et sociale entre les pays, mais relèvent aussi d’un manque de partage de vision stratégique, de différentes perceptions des menaces, d’une fascination vis-à-vis des États-Unis par des jeux bilatéraux, en un mot : la déficience d’une diplomatie commune. Les Chinois savent appuyer sur nos « contradictions internes ». Les Russes ont une habileté manifeste pour la manipulation de l’information et des perceptions. Quant aux Américains, ils sont en position de profiter des avantages d’une relation déséquilibrée qui confine à la vassalisation consentie.
Tel est l’enjeu de la défense de l’Europe aujourd’hui. Les États-Unis ne sont plus les alliés fiables qu’ils étaient depuis leur transfert d’intérêts vers l’Asie : notion de « pivot » du Président Obama. L’OTAN ne procure donc plus une assurance totale. Or l’Alliance atlantique subsiste quelle que soit la crédibilité de l’engagement des Américains. L’article V engage tout autant les autres pays membres entre eux. Les Européens doivent donc s’organiser pour assurer leur sécurité. La construction européenne, au cœur du projet socialiste, n’est pas encore parvenue à faire de l’Union une puissance géopolitique capable de discuter d’égal à égal avec les grandes puissances.
Néanmoins, l’Union européenne (UE) a décidé récemment de contribuer à améliorer les capacités militaires de ses États membres, que ce soit par le biais d’engagements volontaires dans le cadre d’une coopération structurée permanente (CSP/PESCO) ou via un Fonds européen de la défense (FEDef) par lequel l’UE subventionne sur son budget des projets de recherche et d’innovation. Au terme des négociations du printemps sur le cadre financier pluriannuel (CFP 2021-2027) entre États membres, ce fonds devrait finalement être doté d’un milliard d’euros par an, le plan de relance (« Next Generation EU ») de 750 milliards d’euros n’identifiant précisément à ce stade aucun investissement dans la défense. Face aux menaces et aux lacunes des objectifs et moyens alloués dans l’UE, il importe donc de rechercher un consensus à gauche sur le besoin d’une défense crédible et souveraine à l’échelle européenne.
Conserver les moyens de notre souveraineté
La Vème République s’est dotée d’une dissuasion nucléaire autonome et d’une doctrine indépendante des plans nucléaires de l’OTAN. De par l’article 5 de la Constitution, le Président de la République est garant de l’indépendance de la Nation et de l’intégrité du territoire. Cette conception de notre souveraineté a été jusqu’alors confirmée en incarnant et garantissant la crédibilité de la dissuasion française. Or, la dissuasion est un continuum stratégique, qui commence par l’aptitude opérationnelle des forces conventionnelles.
La dissuasion n’est pas « tout ou rien ». C’est une logique de complémentarité face à tout type de menaces qui commence par la protection classique du territoire, des fonctions essentielles de la Nation (institutions, population, réseaux vitaux…) et se poursuit par la projection de force ou de puissance, avant d’envisager le recours aux armes atomiques, précédé par un éventuel « ultime avertissement ». Autrement dit, loin de la caricature du « tout ou rien », la dissuasion ne fonctionne que si l’éventail des forces est capable et disponible.
Cet héritage mitterrando-gaullien est une nécessité et une opportunité pour l’Europe et la France. Il n’est évidemment pas question de transférer ce symbole de souveraineté et outil de puissance à une instance supranationale non élue ou dysfonctionnelle. Dans l’attente d’une éventuelle intégration européenne renforcée, la France, en tant que puissance majeure en Europe, contribue à protéger l’Europe, à la fois dans le cadre de l’OTAN (article V) et de l’UE (article 42-7 du Traité sur l’Union européenne). Elle a besoin pour cela d’un modèle d’armée complet.
Or, en 2020, l’armée française garde encore des lacunes capacitaires (les plus connues, et malgré les livraisons en cours, sont dans le domaine de la surveillance aéroportée et des avions de ravitaillement et de transport stratégique) que la loi de programmation militaire (LPM 2019-2025) en cours n’a pas encore comblées. Cela prendra encore quelques années, à moins d’accélérer le rythme des livraisons, option que le gouvernement actuel n’a pas envisagée dans le cadre du plan de relance national.
La défense, un outil économique incontournable
L’investissement de défense est économiquement rentable à long terme, grâce aux emplois localisés, aux technologies souveraines, et aux innovations de propriété intellectuelle française. C’est même, économiquement, l’investissement le moins coûteux, du fait d’un retour fiscal et social d’autant plus rapide que le recours à l’importation de composants et de main d’œuvre est limité. Cette rentabilité émane également de retombées nombreuses et durables pour un grand nombre de secteurs industriels d’avenir. La majorité des entreprises d’armement ayant une gamme de produits civils et militaires, l’investissement dans les programmes d’armement bénéficie immédiatement aux productions civiles. Ces retombées immédiates de la dualité constituent un enjeu central, très pratiqué par les concurrents militaires et civils des Européens. La production des hélicoptères, de leurs moteurs mais aussi l’électronique ou la vétronique illustrent cette réalité. La dépense de défense n’est donc pas un centre de coût ; c’est une dépense qui stimule l’innovation, la productivité et l’exportation, tout en développant les tissus industriels dans les territoires. Plusieurs études incontestées montrent qu’un euro investi dans la défense en rapporte deux au bout de dix ans.
Les investissements de la France en matière de défense servent les intérêts de tous les Européens
Notre pays gagnerait à investir pour maintenir un statut de puissance militaire significative ; d’une part, afin de dissuader tout chantage potentiel à l’encontre des intérêts européens de la part des trois grandes puissances, voire d’une puissance régionale (Turquie, Iran…) et d’autre part pour assurer la défense des valeurs européennes à l’international. Ce « hard power » interviendrait à l’appui du « soft power » économique et technologique entre autres. Cela permettrait en outre à l’Europe d’assumer un rôle historique au service de la paix et de la protection de populations meurtries par les conflits armés. Cet enjeu est également structurant pour les mobiliser et refonder la cohésion économique et sociale en France comme en Europe. Plus nous investirons dans la défense, plus nous disposerons à terme de capacités de compétitivité dans bon nombre de domaines en consolidant nos intérêts communs avec des technologies complexes et essentielles à notre protection.
Il est possible d’accélérer le plan de rééquipement des armées en engageant dès maintenant des dépenses prévues dans la loi de programmation militaire. Les besoins sont identifiés et planifiés. L’actualisation de la LPM prévue en 2021 pour prendre en compte « la situation macroéconomique » et définir la trajectoire de dépenses jusqu’en 2025 est la fenêtre d’opportunité idéale. Malheureusement, l’exécutif actuel n’a manifestement pas l’intention d’utiliser cette clause de revoyure pour accélérer les investissements, voire lancer de nouveaux programmes. Ainsi, la relance de l’activité économique par l’investissement dans la défense nationale offre un levier unique pour l’avenir : elle sollicite une base industrielle et technologique de souveraineté, en favorisant la localisation en Europe des productions jugées indispensables.
Les facteurs humains, une priorité pour la défense
Les forces armées françaises sont sous-dimensionnées au plan humain ce qui conduit à des tensions fortes sur le personnel et la préservation des compétences. L’augmentation des effectifs militaires est une nécessité. Le recrutement de 11 000 soldats en 2016-2017 dans la force opérationnelle terrestre nous a permis de faire face au surcroît d’engagement de l’opération Sentinelle. Depuis, au-delà du renouvellement annuel des effectifs, les armées recrutent principalement dans les spécialités du renseignement, du numérique et de la cyberdéfense. Afin d’assurer la sécurité de nos compatriotes, ce sont 27 000 recrutements qui auront lieu en 2021 car les régiments ont besoin de soldats, les navires de guerre d’équipages et les forces aériennes et spatiales d’aviateurs. Les armées sont un formidable vecteur d’intégration et d’ascension sociale pour la jeunesse de notre pays, notamment pour ceux que la crise éloigne encore davantage du marché du travail. Elles disposent d’une gestion humaine valorisante et qualifiante.
Une défense assurée avec les citoyens
La Garde nationale, créée par François Hollande en 2016, mérite mieux qu’un succès d’estime. Elle rassemble, dans une seule structure, tous les réservistes des forces de défense et de sécurité. Il s’agit du réceptacle naturel de toute initiative permettant de développer l’engagement citoyen au profit de la défense de notre pays, y compris en matière d’appui à la sécurité intérieure et de soutien à la sécurité civile. Elle souffre encore d’une sous-dotation budgétaire qui ne permet pas de répondre correctement aux aspirations à l’engagement de nos concitoyens, notamment des plus jeunes.
Dans la continuité du chapitre 2 de « l’Armée nouvelle » de Jaurès, il convient d’améliorer l’interpénétration de « l’active » et de la « réserve » ; l’armée idéale selon Jaurès est en effet une armée républicaine qui fait corps avec la société dans sa diversité. Tous y sont représentés et tous sont solidaires dans un effort de défense de la Nation grâce à un ciment complexe, mélange de croyance commune en un idéal démocratique et patriotique, et d’un vouloir vivre ensemble. Éloigné du concept récent de « service national universel », qui n’a pas trouvé son rôle faute d’avoir été pensé comme l’a été « l’armée nouvelle », il revient au Parlement de concevoir le rôle essentiel des citoyens avec la Nation.
La France à l’initiative d’une Europe qui construit son unité
En renforçant sa puissance militaire, la France parviendra à reconstituer une puissance politique susceptible de rééquilibrer la construction européenne. Au demeurant, investir dans la défense concourt à long terme à résorber le différentiel économique entre les États membres tout en contribuant à la réindustrialisation de notre pays. Les moyens dont dispose la France auront un effet d’entraînement sur nos alliés. C’est déjà le cas, à une échelle réduite, avec notre engagement au Sahel ou la projection de notre groupe aéronaval en Méditerranée. Face aux menaces d’un monde instable, nous sommes face à une nécessité, pas à un choix.
Ainsi, par un effet d’entraînement, d’autres Européens se joindront à nos actions, en fonction de leurs moyens et de leurs ambitions. Cela contribuera à un meilleur partage de nos visions stratégiques et de la perception des menaces, pour aboutir à une culture géopolitique, industrielle et militaire partagée. L’Union européenne, en tant qu’institution, a toute sa place dans la réalisation de ce projet, par la mise en place de financements, la mise en cohérence des besoins, l’encouragement à acheter européen (principe de conditionnalité), voire l’achat groupé d’équipements de fabrication européenne.
Simultanément, la France a vocation à rester dans l’OTAN, pour ne pas s’éloigner de nos alliés, pour les convaincre progressivement qu’il existe une alternative crédible et moins onéreuse pour les aider à faire face aux menaces actuelles et futures. En devenant le membre du continent européen le plus capable militairement de l’OTAN, la France contribuerait à réaliser l’autonomie stratégique de l’Europe sans effrayer ses voisins, ni risquer que l’OTAN ne lui devienne hostile.
La conjoncture générée par la Covid-19 a conduit l’Europe à s’interroger sur sa résilience lors des crises. Une occasion unique se présente au sein de l’Union européenne pour briser ses propres carcans afin d’assurer la survie du projet européen à la faveur d’un rééquilibrage des politiques actuelles, trop orientées vers la concurrence entre les États et pas assez sur la coopération.
La défense protège l’Europe et la France d’une dislocation
La France décroche dans le marché intérieur, sa balance commerciale déficitaire (59 milliards d’euros pour 2020) et sa contribution nette au budget de l’UE (7-8 milliards d’euros par an) affectant le financement de sa défense et notre pacte social. Au-delà, ces déséquilibres menacent la viabilité du projet européen. La construction commune de la défense et de son industrie associée permet aux Européens d’œuvrer à leur unité. Soutenir la base industrielle de défense en France et en Europe demande une mobilisation politique forte pour appeler nos partenaires Européens à s’engager dans une souveraineté commune, à innover, produire et acheter Européen. Toute intégration renforcée doit reposer sur ce pacte entre Européens. Le temps est venu de refonder l’équilibre originel avec l’Allemagne comme au temps du partenariat Mitterrand-Kohl. À la faveur de la double crise du Brexit et de la pandémie, c’est donner un avenir prospère et démocratique à l’Europe.
Le plan pour une défense durable
Le ministère des armées, premier investisseur de l’État, deuxième employeur public et premier utilisateur du domaine foncier de l’État (dont 11 sites Natura 2000) doit être exemplaire en matière de développement durable. Le site de la Valbonne, fort de ses 1 500 civils et militaires, est l’un des sites exemplaires en matière de transition écologique et environnementale. De plus, le schéma de développement durable « place au soleil » mettra à disposition d’ici à 2025 plus de 2 000 hectares de terrain avec des fermes photovoltaïque. Il faut accompagner cette volonté de transformation des espaces tout autant que l’effort d’intégration d’un volet écologique dans tous les projets de recherche et d’innovation puisqu’ils ont majoritairement une application duale – civile et militaire. Par leurs missions et leurs moyens, nos armées doivent être en capacité de réagir rapidement et efficacement au bénéfice de populations qui seraient confrontées à une crise climatique majeure.
En conclusion, un projet de gauche qui a une ambition nationale doit aborder la sécurité des Français qui fait partie de leurs priorités avec l’éducation, l’emploi, le logement ou la santé. Celle-ci est assurée sur le territoire grâce à une politique qui nous permet d’apporter une réponse globale à l’ensemble des menaces. Notre politique de défense se doit d’intégrer la dimension européenne, à la fois dans ses ambitions de défense du continent et des valeurs démocratiques que nous portons, mais également dans les défis planétaires que nous devons relever tels le dérèglement climatique, l’épidémie actuelle, l’accès à l’eau potable ou les migrations de masse, qui demandent des réponses collectives. Les investissements nécessaires au développement des technologies de rupture dont nous avons besoin nous incitent aussi à des coopérations avec nos partenaires européens. Ces investissements sont créateurs d’emplois dans notre important tissu de petites et moyennes entreprises et quelques grands groupes industriels, emplois non délocalisables, pour le développement d’équipements et de technologies utilisés par le civil. Enfin, notre projet se doit de soutenir, au-delà des moyens et d’une politique de l’emploi juste, une politique de défense durable qui s’impose comme modèle à suivre.
Première signataire :
Hélène CONWAY-MOURET, Sénatrice des Français établis hors de France, ancienne Ministre chargée des Français de l’étranger, ancienne Vice-Présidente du Sénat. Secrétaire nationale du Parti socialiste chargée de la protection des Français·e·s et de la Nation. Directrice du secteur international de la Fondation Jean Jaurès.
Signataires :
Edith CRESSON (ancien Premier ministre),
Patrick KANNER (Sénateur),
Sylvie GUILLAUME (Députée européenne),
Vincent EBLÉ (Sénateur),
Claudine LEPAGE (Sénatrice),
Jean-Yves LECONTE (Sénateur),
André VALLINI (Sénateur),
Gilbert-Luc DEVINAZ (Sénateur),
Hervé GILLÉ (Sénateur),
Eric ANDRIEU (Député européen),
Isabelle SANTIAGO (Députée),
Alain DAVID (Député),
Patricia ADAM (Ancienne Présidente de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale),
Chantal JOURDAN (Préfète honoraire),
Corinne NARASSIGUIN (SN),
Christophe CLERGEAU (SN),
Yannick TRIGANCE (SN),
Cécilia GONDARD (SN et 1ère fédérale FFE),
Christophe CAVAILLÈS (1er fédéral 65),
Pascale BOUSQUET-PITT (SN),
Fabrice DE COMMARMOND (SN),
Pierre JOUVET (SN),
Myriam EL YASSA (SN),
Vincent DUCHAUSSOY (SN),
Kevin BODART (Membre du BN du MJS),
Gabriel RICHARD-MOLARD (Membre de la CNC),
Gaëlle BARRÉ (Conseillère A.F.E.),
Annie MICHEL (Conseillère A.F.E.),
Guy BOULET (Conseiller A.F.E.),
Catherine RIOUX (Conseillère A.F.E.),
Henry LEPERLIER (Conseiller A.F.E.),
François ROUSSEL (Conseiller des Français de l’étranger),
Stéphane MUKKADEN (Conseiller des Français de l’étranger),
Jean-Pierre ROLAND (Secrétaire de section 65),
Raphaël MAZOYER (Secrétaire de section FFE),
Monique DEJEANS (Secrétaire de section FFE),
Bruno PAING (Secrétaire de section FFE),
Philippe LOISEAU (Secrétaire de section FFE),
Florian BOHÊME (SF FFE),
Mehdi BENLHACEN (SF FFE),
Thierry SOTHER (SF 67),
Alexis LEFRANC (SF FFE),
Morgane ROLLAND (SF FFE),
Thibaut DELAMARE (SF 03),
Nadia HUBERSON (SF FFE),
Luc DE VISME (SF FFE),
Sylvie POULAIN (SF FFE),
Laure PALLEZ (SF FFE),
Sébastien GRICOURT (militant 93),
Philippe LEPINAY (militant 75)
Francis CLERC (militant 65),
Halimi DELIMI (militante FFE),
Lorenzo VIGNAL (militant),