Mon intervention lors des 14e conversations de Gouvieux, organisées au Sénat par le Centre d’étude et de prospective stratégique (CEPS)

Partager cet article

Monsieur le Président, Cher Loïc,
Monsieur le Délégué général pour l’armement,
Monsieur le Major général des armées,
Monsieur l’Amiral, chef d’état-major de la marine,
Monsieur le directeur général de la gendarmerie nationale,
Monsieur le directeur du Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations (CICDE),
Monsieur le directeur adjoint du renseignement militaire,
Mesdames et messieurs les représentants des industriels français et étrangers,
Chers amis,

Je souhaitais, en premier lieu, vous dire le plaisir que j’ai de « marrainer » cette quatorzième édition des conversations de Gouvieux du Centre d’Étude et de Prospective Stratégique alors que vous avez choisi comme problématique pour guider vos travaux :

« Comment peut-on répondre de manière cohérente au retour de la guerre en Europe ? ».

Je me réjouis par ailleurs de vous accueillir pour cette journée de réflexion alors que les deux co-pilotes du programme 146, le chef Major général des armées et le délégué général pour l’armement vont s’exprimer en introduction de cette rencontre.

L’on prête à Paul Valéry, si ce n’est à Raymond Aron d’avoir dit que la paix c’est la non-guerre. J’y préfère cette métaphore de Pierre Dac, qui fut l’un des Français établis hors de France parmi les plus célèbres, pour lequel « la bonne santé est un état transitoire qui ne cache rien de bon » !

Quelle que soit la façon dont on la formule, l’idée reste la même : la guerre demeure inhérente à nos sociétés.

Dans un monde où les conflits se multiplient et se transforment, un monde où la guerre entre l’Ukraine et la Russie devient un conflit mondial avec l’implication par exemple des deux Corées et de l’Iran ces dernières semaines, permettez-moi d’emprunter à nos armées un concept sur lequel elles s’appuient pour guider ses réflexions et qui me semble pouvoir résumer la situation : l’acronyme DORESE qui rassemble les différentes composantes déterminant les capacités opérationnelles de nos armées, à savoir « Doctrine, Organisation, Ressources, Equipements, Soutien, Entraînement ».

La notion d’équipement figurant en son cœur, celle-ci constitue donc une composante essentielle de la puissance militaire et donc de la souveraineté de la France, de la capacité de nos armées à atteindre les objectifs que nous, élus, définissons. En retour il nous revient d’octroyer les moyens nécessaires à l’institution militaire et à notre BITD.

L’examen de la loi de finances pour 2025 se déroulera dans un contexte politique nationale marqué par les incertitudes et la volatilité de la majorité parlementaire à l’Assemblée nationale. Soyez assurés, dans ces conditions, que le Sénat jouera comme à son habitude pleinement son rôle dans le dialogue entre gouvernement et institutions parlementaires. Il est, sur ces questions aussi, un élément de stabilité, de crédibilité et de permanence.

La guerre en Ukraine entre en résonnance et s’imbrique avec d’autres défis stratégiques qui occupent nos travaux, ici au Palais du Luxembourg. Permettez-moi de citer quelques-uns de ces enjeux mondiaux liées au conflit sur le sol européen qui concernent la France, mais aussi nos alliés, notamment de l’Alliance atlantique, et nos partenaires que je rencontre lors de mes déplacements à l’étranger :

  • La problématique du leadership américain pour la sécurité de notre Continent, tout d’abord, déjà envisagé dès le « pivot asiatique » de Barack Obama et accru avec la première présidence Trump, alors que nous sommes à deux mois d’une élection présidentielle américaine à nouveau décisive en novembre ;
  • la « ceinture des coups d’Etat » au Sahel ensuite, fruit d’une incapacité des Etats à défaire les groupes terroristes malgré le soutien des puissances occidentales. Depuis 2020, ils ont cédé aux putschistes issus d’une même génération de militaires formés à la contre-insurrection, auxquels le groupe Wagner n’est que trop heureux d’apporter son soutien ;
  • En Asie, enfin d’où je reviens d’une tournée en Corée, en Chine et au Japon où l’on a la sensation que l’Histoire s répète à 70 ans d’intervalle.

Un mot sur le sentiment que l’on en retire alors que ce voyage m’a permis de retrouver des interlocuteurs diplomatiques et militaires que je suis depuis plus de dix ans.

Longtemps, l’idée a prévalu en Occident que la Chine ne parviendrait pas à avoir ce qu’ont les Américains en particulier dans le domaine de l’innovation et de la recherche fondamentale – ce qui nous intéresse directement en matière de Défense – parce qu’il s’agit d’une société où la pensée ne circule pas librement.

Et bien je pense, comme Graham Allison – secrétaire adjoint à la Défense sous la présidence de Bill Clinton et conseiller spécial du secrétaire d’Etat à la Défense sous Ronald Reagan – que cette idée est fausse. Dans plusieurs domaines d’application de l’IA, la Chine ne se contente plus de rivaliser avec les Etats-Unis avec ses 38 000 demandes de brevets, loin devant les 6276 demandes américaines. Elle compte sur l’effet de masse et de réduction des coûts. En Chine l’IA se matérialise dans des applications concrètes du quotidien. Plus besoin de sortir une carte de crédit dans un café à Pékin mais son téléphone pour le flasher. Et maintenant, dans de nombreux endroits, vous avez juste à montrer votre visage ! La Chine va vite grâce à des investissements publics massifs et un cadre règlementaire très souples sur la protection des données car le carburant de l’IA, ce sont les données personnelles. L’Etat central est omniprésent ce qui permet de collecter des millions de données auxquelles les chercheurs n’ont pas accès aux Etats-Unis ou en Europe. Il est dans ces conditions difficile de résister même si nous conservons une avance sur la qualité et la créativité.

Mesdames, Messieurs,

les Etats autoritaires disposent, notamment dans le domaine de l’IA, d’un avantage que nos démocraties n’ont pas. Nos sociétés libérales ont avant tout demandé à l’Etat de protéger nos libertés individuelles. Puis la révolution industrielle et la technologie nous ont permis de nous enrichir et nous avons pensé que tout cela était lié.

Ce qui nous amène à la question fondamentale – et sous-jacente à votre journée de travail – de savoir quelle est la stratégie que doivent développer nos sociétés libres pour le demeurer devant des sociétés dirigées par des régimes autoritaires et pourtant capables d’excellentes performances dans de nombreux domaines.

A mon avis, le match n’est pas fini mais :

  • la guerre en Ukraine,
  • nos rapports commerciaux avec la Chine,
  • la complexité des influences croisées qui s’exercent en Asie et en Océanie – et je salue ici l’amiral Vaujour, chef d’état-major de la marine dont l’allocution éclairera nos échanges dans le domaine maritime ;
  • le soutien financier de la recherche fondamentale
  • ou la capacité que nous avons d’imaginer ce que sera « demain » comme la Red Team peut le faire avec l’agence pour l’innovation, l’EMA ou la DGA,

agissent comme autant de révélateurs de ce que nous sommes ou non capables de faire. Pour les Européens et pour les Américains cela nous conduit à nous interroger sur le fonctionnement de nos démocraties et sur leurs dysfonctionnements actuels. A l’aune de cette réflexion, vous comprendrez combien la situation politique intérieure de la France – pour ne pas parler de celle aux Etats-Unis – peut nous inquiéter.

Ces différents sujets ne manquent pas de complexité. Vos réflexions, tirées de vos expériences et expertises dans vos différents domaines de compétences, sont donc essentielles.

Nous écouterons avec intérêt les interventions consacrées aux retours d’expérience que nous avons sur les nouvelles formes de conflictualité et modalités d’engagements, premier thème de la journée, mais aussi les perspectives de sécurité pour l’Europe, réflexion que vous envisagez ensuite.

La guerre en Ukraine, guerre de haute intensité s’il en est, conduit à s’interroger sur les technologies décisives, sur les « games changers » dans tous les domaines des affrontements : combat inter-arme, où se déploient blindés et aéronefs, combat d’infanterie avec les soldats connectés, explosifs, artillerie mais aussi cybersécurité ou encore imagerie spatiale, intelligence artificielle et drone. Ces sujets s’imbriquent pour dessiner les menaces et les combats du futur.

En la matière, le renseignement d’intérêt militaire est essentiel ; je salue donc la présence du directeur adjoint de la DRM. L’expertise des industriels et des instituts publics et privés de recherche stratégique nous est aussi précieuse pour analyser ces sujets, et nous avons hâte de vous écouter.

Alors que la Cour des comptes vient d’étriller le Service national universel dont on regrettera avant tout l’absence de pilotage politique et financier de la part de ceux qui l’ont pourtant voulu, nous écouterons avec intérêt la présentation de l’enquête de la délégation à la jeunesse ainsi qu’une réflexion sur la notion de force morale. Les questions de défense nationale sont un sujet pour les générations futures de nos concitoyennes et concitoyens, avec des problématiques qui paraissent incontournables : le recrutement, l’acceptation de la guerre, la résilience de la société et le consentement à l’allocation de ressources financières pour la défense nationale.

Entendons-nous bien, Mesdames, Messieurs. Je n’imagine pas un instant que l’avenir de notre jeunesse soit celle des champs de bataille et pour avoir longtemps vécu dans un pays qui a fait le choix de la neutralité, je sais ce que la prospérité, les libertés publiques ou la capacité à rêver l’avenir doivent à la paix.

Il reste qu’il nous importe en tant que responsables politiques, industrielles ou militaires de permettre à nos concitoyens de comprendre l’avenir pour assumer ce qu’ils en feront. Je refuse que l’on puisse encore dire comme Valéry hier : « La guerre c’est un massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas ».

Ma conviction profonde – celle de l’administratrice de la Fondation Jean Monnet de Lausanne ou de la rapporteure sur le SCAF, la boussole stratégique ou la défense européenne et l’autonomie stratégique de l’Union – est que la solidarité européenne en matière de défense est la seule réponse qui vaille. La seule et presque à tout prix serai-je tentée de dire à l’heure où les outils que sont le Fonds européen de la défense (FED) et la Facilité européenne pour la paix (FEP) sont complétés par la stratégie industrielle européenne de défense et son corollaire, le programme européen pour l’industrie de défense (EDIS et EDIP).

Il nous faut dégager des champions industriels afin de nous positionner sur les marchés à l’international mais aussi face à des pays qui ont des BITD productives comme les Coréens avec des marchés fermés mais avec, j’en suis persuadée, des opportunités pour s’imposer. Il nous faut imaginer de nouvelles façons de travailler ensemble. À nous d’être des partenaires privilégiés.


Partager cet article